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17 décembre 1998

Monique Sicard

Entre science et art

Il arrive que, dans l'espoir de renouer avec un humanisme perdu, l'accent soit placé sur les caractères communs de la science et de l'art. L'emphase apporte une réponse aux tensions nées de leur séparation au XIXe siècle quand le concept de tekhnê (l'art, le savoir-faire) rejoignait peu à peu le domaine de la technique et de la technologie 1, s'éloignant de l'art mais se rapprochant de la science. À l'extrême fin du XIXe siècle, de violentes critiques furent prononcées à l'encontre de l'industrie, elles atteignirent aussi la science, qu'elles accusèrent d'avoir favorisé un progrès technique qui ne tenait pas compte des aspects sociaux : « Les progrès de l'industrie qui sont ceux de la science [ ... ] ont créé dans le monde entier des formes nouvelles de misère, plus aiguës, plus intolérables 2. » Ainsi la science était-elle reléguée au niveau des pratiques suspectes d'inhumanité tandis que l'art demeurait investi d'une dignité que lui conférait son pouvoir d'empathie avec la nature humaine. Leur séparation entérinait les ruptures vigoureusement amorcées quelques dizaines d'années plus tôt avec la crise romantique.

La valorisation des espaces de recouvrement entre l'art et la science est aujourd'hui le fruit tant des scientifiques que des plasticiens. Les mathématiques sont régulièrement valorisées par les premiers comme le paradigme d'un champ du savoir proche de l'art ; leurs caractères de pureté, de gratuité, de beauté, sont soulignés. Du côté des arts plastiques, la recherche de similarités entre l'art et la science revêt un caractère différent. Affirmer, à l'instar de Nelson Goodman, que l'art est une connaissance vise à soustraire ce dernier à sa dimension irrationnelle en soulignant sa fonction cognitive. Paradoxalement - et François Dagognet le souligne dans Le Trouble 3 -, il est une règle générale, c'est que « nul n'apprécie les situations confuses et que nous avons en général hâte de mettre un terme aux ambigiiités, de les soumettre à une analyse qui les détermine ». La question, dès lors, est moins de décrire les intersections entre l'art et la science que de préciser où passe la frontière qui les sépare et d'analyser les facteurs contribuant à son déplacement. Même si la pratique artistique est une connaissance, là n'est pas sa fonction principale 4. Cette dernière serait de produire du sens, selon une certaine modalité de lecture de la réalité, et de construire des références collectives. En outre et à l'inverse, la valeur de dénotation - celle qui renvoie à des objets, des phénomènes, des processus externes à la création de l'œuvre - ne suffit pas à classer une production comme scientifique. Il faut de plus la soumission à des processus de validation collectifs, internes, souvent complexes. À l'art : les galeries, les musées, les ventes et les catalogues raisonnés, l'inscription dans une histoire de l'art, la production d'œuvres immortelles. À la science : les comités de lecture, les colloques, les publications, l'inscription de savoirs éphémères dans l'échafaudage de connaissances antérieures, infiniment destinées à être remplacées par d'autres. Cette distinction volontairement schématique ne signifie pas que la science n'est pas productrice de sens, ni que l'art ne participe pas à la construction des connaissances, mais que, pour chacun d'eux, ces caractères sont secondaires.

Avant l'extraordinaire déploiement de l'imagerie scientifique et médicale inauguré par l'arrivée de la radiographie à la fin du XIXe siècle, la science faisait grand usage de la photographie. Dès 1839 et son arrivée officielle, dûment préparée par François Arago, les savants, les scientifiques, s'étaient emparés quasiment sans réticence de l'outil photographique, malgré l'imperfection technique et l'inefficacité scientifique dont furent entachées les images, jusque dans les années 1860.

«Point de vue », mais riche d'une valeur cognitive, la photographie possède en elle-même des qualités contradictoires qui facilitent à cette navigatrice le franchissement des frontières entre la science et l'art. Son caractère d'empreinte, l'utopie d'exactitude qui accompagne ses premiers élans, sa production mécanisée, l'espoir de découverte dont elle est porteuse (la machine voit ce que l'œil ne voit pas) en font le fruit d'une expérience reproductible : elle possède d'emblée les caractéristiques d'un instrument scientifique d'enregistrement. Pourtant, elle a ses auteurs (ses signatures), ses singularités, ses qualités esthétiques et plastiques.

Le portrait photographique des années 1860 offre de beaux ancrages à ces passages subtils de la science vers l'art, de l'art vers la science. Les visages, les corps de la photographie sont nouveaux à plus d'un titre : en ce sens la rupture entre la technique de la peinture et celle de la photographie est plus importante que celle qui isolerait l'idée d'art et l'idée de science. En ce milieu du XIXe siècle, les noirs et les blancs de la photographie, ses mécanismes d'empreinte, produisent un corps inoui, réaliste, jusque-là inconnu. Les patients du médecin photographe Duchenne de Boulogne (1806-1875) 5, aux traits tirés par des expressions d'effroi, les corps crispés des femmes de la Salpêtrière 6, photographiées par les collaborateurs de Charcot, n'existent que par elle. La photographie n'est pas la condition suffisante de leur émergence, mais elle en est une condition nécessaire. En ouvrant le champ des propositions techniques, elle a contribué à l'apparition de visages et de corps nouveaux.

« Pour qu'une manière de faire technique soit qualifiée comme appartenant à l'art, il faut d'abord que son objet le soit » dit Jacques Rancière 7. Même si l'art et la science ne possèdent aucun objet qui leur soit exclusif, les tensions de la mimêsis conduisent spontanément un lecteur, un spectateur, un visiteur d'exposition à juger d'une production en fonction de classifications établies. En ce milieu du XIXe siècle, on attend d'une œuvre d'art qu'elle soit belle. Si la photographie se classe au rang des beaux-arts, alors, elle ne peut avoir d'objet « laid ». La première partie (dite « scientifique ») du Mécanisme de la physionomie humaine, de Duchenne de Boulogne, présente les photographies d'un homme âgé, « cordonnier » de son état et patient de l'Hôpital de la Salpêtrière, Duchenne explique que, sous le poids des critiques (« Qu'il est laid ! »), il a dû renoncer à ce modèle et opter pour une jeune femme, sans pour autant abandonner le projet initial de constitution par la photographie d'une orthographe des visages. Ainsi s'explique l'opposition entre la première partie « scientifique » de l'ouvrage et la seconde, dite « esthétique ». Libéré du poids de la dénotation par ce passage de la science vers l'art, Duchenne agrémente les photographies de la jeune femme de fictions écrites à valeur explicative ; il réalise de petites mises en scène théâtrales. Ainsi la figure 78 représente une petite comédie, une scène de coquetterie : si l'on cache la moitié inférieure de la face, la partie supérieure du visage de la jeune femme est peu encourageante à l'égard du galant qui la surprend dans sa toilette. Si l'on cache le côté gauche, le côté droit du visage reflète une moue dédaigneuse, tandis que le côté gauche (si l'on cache le côté droit) traduit un rire moqueur... Si de telles mises en fiction n'existent que dans la partie « esthétique », elles s'accommodent fort bien de l'expérimentation et ne sont pas en opposition avec le caractère scientifique et systématique de la démarche. Ici la science consiste à mettre en évidence la géographie des muscles du visage humain ; l'art, à penser l'image (la photographie), à lui conférer une forme. Mais il n'y a pas d'opposition radicale entre science et fiction : le « Et si... ? » est pleinement constitutif de la première, grande habituée d'une pensée par hypothèses.

Ainsi, le trouble induit par la réception de portraits produits en milieu médical, conduit, sous l'effet des tensions mimétiques, à modifier le référent de l'image (si la photographie est spontanément classée du côté des beaux-arts, alors le visage photographié doit être beau). L'exemple illustre les oppositions qui naissent entre la production des images et leur lecture par les non-scientifiques. La première se range du côté de la connaissance, la seconde, du côté des réceptions sensibles. À cette opposition verticale (production-réception) se superpose une opposition horizontale née des choix de publication (partage de l'ouvrage en deux grandes parties, l'une scientifique, l'autre esthétique).

Il est possible que ces photographies aient influencé les travaux de Nadar, à moins que ce ne soit l'inverse : Adrien, le jeune frère de Nadar collaborait étroitement avec Duchenne de Boulogne. Les beaux portraits réalisés par Nadar dans les années 1850 sont, eux, classés sans équivoque - aujourd'hui comme alors - parmi les productions artistiques. Les savoir-faire, cependant, ne sont pas moindres chez Duchenne que chez Nadar. Mais Nadar ne rend pas compte des règles générales d'une organisation musculaire, plutôt des sentiments, des caractères profonds, spécifiques, de personnalités remarquables.

L'exposition récente des photographies de Duchenne de Boulogne à l'École nationale supérieure des beaux-art 8 a généré de nouvelles tensions. Les images présentées dans ce haut lieu de l'activité artistique se devaient de répondre à certaines attentes des visiteurs. Le caractère répétitif de l'expérience photographique fut ainsi diversement apprécié de certains amateurs d'art, plus enclins à recevoir des images uniques que des séries répétitives. Ainsi s'est manifesté le conflit entre les intentions premières - scientifiques - (celles de Duchenne lui-même) et la réception contemporaine des images en milieu artistique. Ce passage, avec le temps, d'un statut expérimental de l'image à un statut patrimonial (de la science vers l'art) est une règle, presque une loi. Les photographies scientifiques du XIXe siècle qui ne sont pas tombées dans l'oubli rejoignent peu à peu les collections de photographies artistiques. Le physiologiste du XIXe siècle, Étienne jules Marey, est ainsi fréquemment considéré comme un artiste par les critiques contemporains - au risque d'un contresens.

Il serait erroné de croire que la science - si elle est bien le lieu de la répétition et de la reproductibilité - est vierge de singularités. L'histoire des sciences a longtemps conduit à nier ces dernières au profit d'une valorisation de l'universalité et de l'objectivité. Pourtant, l'on ne peut manquer de s'interroger sur l'originalité profonde des corps évanescents d'Étienne Jules Marey, sur celle des visages d'un Duchenne de Boulogne ou bien encore des femmes hystériques photographiées par les collaborateurs de Jean-Martin Charcot. La production de chacune des œuvres a duré, chaque fois, au plus, une dizaine d'années. Puis elle a cessé. Elle est, chaque fois, restée sans suite. Il est aussi instructif de connaître les facteurs de leur tarissement que ceux de leur émergence.

Le Hic et nunc appartient à l'histoire; lui seul permet de comprendre les liens étroits qui lient les productions artistiques aux productions scientifiques. Ce que photographie Étienne jules Marey, avec ses mises en scène sophistiquées (fond noir, corps couvert de vêtements noirs, pastilles réfléchissantes indiquant l'emplacement des articulations du squelette... ), n'est déjà rien d'autre, finalement, qu'une photographie. En transformant la scène réelle en un noir et blanc profondément photographique, en mouvements déjà chronophotographiques, il articule ses propres représentations à l'attente fiévreuse d'un hasard. Ses corps dissous sont redevables d'une rencontre entre l'intérêt pour le vol des plus lourds que l'air, la physiologie comparée et les procédés mécaniques de la photographie. De la même manière, les mises en scène réalisées par Duchenne de Boulogne (les visages expressifs, la scène de coquetterie ... ) et destinées à être photographiées, obéissent aux contraintes du cadre, de la chimie, de la technique photographique et de ses dispositifs. Les visages expressifs sont issus d'une rencontre entre l'électricité, la médecine, l'attention portée à l'expression des visages et la photographie encore si neuve. Les femmes de la Salpêtrière furent, elles aussi - quoique de manière indirecte - des objets de mises en scène dont le regard scrutateur du médecin-photographe, la photographie et ses appareils, étaient, dans une large mesure, responsables. Elles sont nées d'une rencontre entre la médecine, la photographie et l'attention neuve portée aux comportements et au corps des femmes. Que naissent les procédés au gélatinobromure, et la création expérimentale d'expression, nécessitée par les temps longs du collodion humide, devient caduque : l'album de Duchenne n'a pas de descendant direct. Que s'institutionnalise la photographie par l'installation d'un atelier dûment équipé et enfin dirigé par un photographe professionnel (et non plus les médecins eux-mêmes), et les crises d'hystérie ne sont plus photographiées. Qu'émergent enfin les premiers avions, les premières automobiles, la guerre de mouvement, et l'analyse de la locomotion animale ou de la marche du soldat n'ont plus lieu d'être : les chronophotographies se tarissent.

Ce caractère original des œuvres photographiques naît de l'évolution des enjeux techniques, politiques, de la mouvance de leurs outils et dispositifs. Instruments de production avant d'être instruments de reproduction, ces derniers sont responsables de la singularité de la production photographique conduite en milieu scientifique. L'œuvre (d'un Marey, d'un Bourneville, d'un Duchenne de Boulogne ... ) existe, originale, singulière. Elle peut désormais résister au temps, acquérir un statut patrimonial qui invitera à la ranger dans les étagères de l'histoire de l'art, à oublier même qu'elle fut autrefois une production scientifique.

Notes

  1. Lecourt Dominique, « Sciences, arts, philosophie », dans Daudel R., Lemaire d'Agaggio N., La Science et la Métamorphose des arts, Paris, PUF, coll. « Nouvelle encyclopédie Diderot », 1994.
  2. Sicard Monique, L'Année 1895, l'image écartelée entre voir et savoir, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1995, p. 115-138.
  3. Dagognet François, Le Trouble, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1994.
  4. Bouchindomme Christian, Logique cognitive et logique esthétique, t.1, Les Cahiers du Musée national dArt moderne, Paris, Centre Georges Pompidou, Automne 1992.
  5. Duchenne de Boulogne Guillaume B.-A., Mécanisme de la physionomie humaine ou analyse électrophysiologique de l'expression des passions, Paris, 1862.
  6. Bourneville D.M., Régnard J., Iconographie de la Salpêtrière, Paris, 1876-1879 (3 tomes).
  7. Rancière Jacques, Le Partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000.
  8. Duchenne de Boulogne (1806-1875), Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 1999 (catalogue de l'exposition).

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