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TELEGRAMMES
De l'emprunt à la citation

(paru dans : Les cahiers de la photographie n° 19, pp. 5 à 13, 1986)

La photographie est "télévisitée" depuis trois décennies par l'écran de télévision. Les télégrammes, ce sont toutes les photographies qui jouent à reproduire le petit écran et son image intérieure. Ils sont à la photographie ce que le texte télégraphique est à la littérature : dire rapidement en une seule image argentique ce que disaient les mille images magnétiques de l'émission télévisuelle. Mais plutôt que de résumer un état d'âme (je t'aime . stop .) célébrer un événement (joyeux anniversaire . stop .) ou informer brièvement (arrive demain . stop .), la photographie télégramme s'inscrit comme un lieu d'échanges et d'emprunts. En isolant de son contexte narratif l'image télévisuelle, en photographiant le pourtour de l'écran, les télégrammes résument la profonde mutation des images contemporaines ; cette mutation touche à l'essence même de la photographie : son cadre.

Le cadre de la télévision pris dans le cadre photographique éclaire d'une lumière troublante (sinon légèrement bleutée...) ce que signifie pour une société ces emprunts d'images. Le cinéma, la télévision, la publicité, I'image de presse se photographient entre eux dans un joyeux tourbillon médiatique. Ces citations qui caractérisent les années 80, se trouvent admirablement résumées dans le cas du télégramme et permettent de rendre hommage à l'oeuvre du cadre. Celui-ci travaille la photographie, et on ne saurait restreindre au seul jeu de l'absence et de la présence, du champ et du hors champ l'expression de son écriture. Le télégramme fait du cadre l'outil d'un méta-langage (en photographiant le cadre de l'écran, le photographe renvoie au cadre de sa photographie). Il montre aussi le cadre photographique comme résultant d'un découpage dans le temps des images médiatiques contemporaines.

De nombreux photographes ont montré l'écran de télévision dans son contexte domestique. Une femme et un enfant, des restes de repas, et l'écran tout puissant imposant ses lueurs hypnotiques est une manière pour Jim Alinder de dénoncer l'Amérique de la vidéo1. Dans une image de Jurgen C. Aschoff, un personnage gras, fatigué mais fasciné, affalé dans son fauteuil, entouré de canettes de bière vides, fait face à l'écran : le photographe surprend alors l'état d'hébétude dans lequel nous sommes parfois pris2. Les travaux de François-Xavier Bouchart montrent les salons de H.L.M. où trône la télévision, totem total, qui organise l'espace et impose ses rituels3. Bruce Davidson et François Hers ont aussi porté un regard sociologique et ironique sur ce meuble vivant et lumineux qui attache ses reflets avec obstination au formica de la table à manger, à la vitre de l'aquarium, à nos pupilles passionnées. La photographie dans ces cas ne fait que se défendre face à cette encombrante concurrence vidéographique. Les télégrammes dont il sera question ici n'appartiennent pas à cet ensemble d'images qui pensent le "meuble" télévision et son rôle social. Nous soulignerons au contraire les affinités et la continuité qui peut s'établir entre l'image photographique et l'image télévisuelle. Quand Robert Frank ou Raymond Depardon photographient l'écran de télévision, ils questionnent le rôle du cadre. Quand Jean-Claude Coutausse reproduit plein cadre l'image qui apparaît dans l'écran de télévision pour la publier sur les pages du journal Libération, il pose le problème de l'emprunt photographique aux nouvelles images et de ce fait interroge une société sur la valeur du cadre photographique qui impose l'immobilité face à tous les cadres d'écrans (petits ou grands) qui se font oublier au profit du mouvement et du récit.

Les télégrammes valorisent et subliment (élèvent à l'état de symbole) I'image télévisuelle. Ils disposent dans l'espace du cadre ce que nous consommions dans le temps du récit. Le cadre photographique condense alors en une seule image, par un travail de symbolisation, le récit et son temps.

Métalangage et "Vache Qui Rit"

La sémiologie dispose d'une très belle formule pour parler des images qui, à l'intérieur de leur représentation, exhibent la même image, et cela à l'infini : c'est la mise en abîme. L'exemple souvent cité, c'est ce couvercle de "Vache qui Rit" : un bovidé hilare porte des boucles d'oreilles qui représentent l'ensemble du même couvercle. Ainsi, on peut imaginer sauter de boucle d'oreille en boucle d'oreille, et seul l'infiniment petit du dessin nous oblige à ne pas perdre notre raison dans ces échos graphiques. En répétant le cadre de l'image à l'infini, la mise en abîme affirme avec obstination la légitimité du cadre, évince le hors champ pour l'installer dans l'image même, à cette frontière indéfinissable qui est celle du cadre dans le cadre. Le monde est ici fini, fermé, bouclé, et nous offre pourtant l'infini. Ce cadre-là est centripète et en cela absolu, sûr de lui, ignorant qu'il pourrait exister autre chose qui ne se trouverait pas en lui. En ce sens, le cadre dans le cadre de la mise en abîme fait se rejoindre les deux extrêmes de notre perception : le désir de vision globale du réel (le Tout) et la restriction unitaire et égocentrique de la représentation de ce même réel (le détail).

Quand René Magritte peint un champ dans lequel René Magritte peint un contre-champ posé sur un chevalet, et qui continue la représentation du premier tableau, le spectateur est encore, grâce à l'ironie surréaliste, face à la mise en abîme animée d'un paysage4. Ce faisant, Magritte nous dit que chaque tableau serait l'addition illimitée de cadres dans le cadre du cadre, faite pour perdre notre oeil dans ce labyrinthe de faux réels. Les jeux de cadres de la mise en abîme affirment la légitimité de la vision du peintre. A cela, René Magritte ajoute la touche d'humour qui infirme la représentation en tant que copie du réel, avouant sans détour que chaque image est un choix volontaire. Dans La belle captive, il y a mise en abîme (c'est le cadre qui nous captive) et dénonciation de l'espace du tableau en tant que représentation (c'est le cadre qui est captif et trahit ses restrictions face au réel).

L'acte du cadrage

Tous les télégrammes procèdent de cette double identité: ils sont mise en abîme et métalangage. Les premiers télégrammes ont été faits par Robert Frank en 1955 aux Etats-Unis. Ils dessinent la genèse de l'iconographie contemporaine, faite d'emprunts entre les différents médias de la culture de masse. Dans cette même année, on peut placer la naissance de la sémiologie française autour de Roland Barthes et de ses articles publiés en 1957 sous le titre de Mythologies. Partout l'Occident s'interroge sur la culture mass-médiatique émergente. Les télégrammes de Robert Frank sont les premières réflexions photographiques sur la "civilisation de l'image". Ils ont une fonction méta-iconique: ils savent parler de l'image à partir de l'image. En l'occurrence, ils parlent ici du cadre de l'image photographique en montrant le cadre de l'écran de télévision. Ils préviennent une société de ce trompe-l'oeil écranique qu'elle est en train d'élever au détriment du réel.

La photographie montre une speakrine dans un studio de télévision et au premier plan la même speakrine à l'écran5. Cette photographie confirme le rôle précurseur de Robert Frank: elle résume toute la problématique de la photographie contemporaine, confrontée dès les années 50 à la multiplication des images de la culture de masse, à la diversification de leur mode de diffusion et de production. Le photographe aurait pu, pour sauver son art de la relation privilégiée et historique que son support entretient avec le réel, refuser d'ouvrir son objectif au nouvel environnement d'images, et se protéger du bruit magnétique de la télévision naissante. Voilà au contraire Robert Frank profiter des nouvelles images pour engager une réflexion sans précédent sur la photographie. Loin de vulgariser l'espace photographique et de le faire sombrer sous les coups de boutoir des nouvelles images, Robert Frank a montré combien la photogaphie est prête à saisir la chance d'une réflexion et à faire preuve d'intelligence. La photographie du studio de télévision est une véritable interrogation sur le rôle du cadre.

Le cadre photographique est ici centrifuge: il ne renvoie pas à l'intérieur de l'image, mais au contraire ne fait que souligner sa restriction et se dénonce finalement en se montrant à l'image. Il renvoie à son hors champ. En ce sens, la photographie de l'écran de télévision est un métalangage. Elle "parle" de l'image (elle montre de l'image), tout comme la langue par sa fonction métalinguistique peut parler d'elle-même, de sa syntaxe, de ses structures grammaticales. Le cadre dans le cadre signifie l'existence de la photographie et non pas celle de l'objet de sa représentation. Ce jeu qui consiste à montrer une image dans une image permet d'effacer l'objet au profit de la photographie de ce même objet.

Le cadre classique ne doit pas être vu, et doit si possible se faire oublier; il participe à la magie de la photographie par laquelle on se laisse vite persuader qu'elle nous dit toute la vérité, rien que cette vérité pourtant "arrachée au réel".

Le cadre de la modernité photographique présent dans l'image de Robert Frank nous dit au contraire que ce n'est pas le sujet qui est important (auquel cas Frank aurait fait un excellent portrait de cette speakrine) mais son découpage dans l'espace photographique. Or ce découpage-là, que l'on ne peut imputer qu'au cadre, est dit grâce à l'écran de télévision. En dénonçant l'écran télévisé comme un cadre restrictif, Robert Frank dénonce en même temps le cadre de sa propre photographie. Mais il dit aussi que chaque cadrage est un choix volontaire, un acte créatif, même si celui-ci est souvent le résultat de la répétition de notre culture d'images. Ce n'est pas en effet l'oeil physique qui choisit le cadre, mais la mémoire de l'oeil culturel qui reproduit alors les formes académiques du cadrage. En échappant à cet académisme, en photographiant l'acte même du cadrage, Robert Frank donne à la photographie le statut d'un métalangage sur l'image en général.

La langue anglaise n'a qu'un mot pour nommer l'image télévisuelle et le cadre du tableau : "the frame". Ce que l'on regarde chez Robert Frank, c'est ce tout, le cadre et l'image cadrée. Le spectateur n'est plus seul face à l'écran, prêt à s'identifier au premier personnage venu ; Robert Frank l'accompagne en lui montrant le cadre de et dans la photographie qui devient l'espace distancié de notre société, qui prévient une civilisation de sa trop grande dépendance face aux réels télévisés et photographiques.

L'ombre du cadre

La reflexion de la photographie de Robert Frank ne s'arrête pas là. Ces citations de cadre qui ne sont pas d'usage sont soulignées par une "énonciation visuelle" atypique. L'énoncé de la photographie, c'est ce qu'elle montre, à l'intérieur du cadre. Le sujet de l'énonciation c'est celui qui crée l'énoncé. La linguistique a souvent étudié les marques de l'énonciation à l'intérieur de l'énoncé : celui qui parle peut se manifester dans son discours et rappeler à tout instant qu'il est le "propriétaire" de ce qu'il énonce. Celui qui écrit peut lui aussi s'affirmer en tant que narrateur et disposer dans ses phrases (comme je suis en train de le faire !) des marques d'énonciation.

Le photographe, lui, est toujours absent du cadre. Les rares marques qu'il peut disposer dans l'image (son ombre projetée dans le cadre, son reflet dans une vitrine, un doigt qui cache un coin de la photo, bref, tout ce qu'on vous apprend à éviter dans les livres d'initiation à la photographie) doivent être bannies de l'espace photographique. Seul le genre de l'autoportrait autorise une présence dans son image à l'auteur de la photographie. Il n'est pas question ici de style (le choix des sujets, I'utilisation quasi rituelle d'un grand angle ou la composition peuvent signer une photographie de Klein ou de Doisneau...) mais de présence au cadre comme on le dirait d'une présence à l'écran.

Or, dans la photographie de Robert Frank, le photographe par cameraman interposé, est présent dans le cadre de l'image. De même que le cadre de l'écran de télévision souligne l'existence du cadre de la photographie, I'ombre du personnage au premier plan à gauche renvoie à la présence du photographe.

L'Ombre anonyme que l'on devine être le dos du cameraman ou du moins celle d'un acteur important dans la réalisation de l'image télévisuelle de la speakrine (et pourquoi pas le cadreur lui-même ?) renvoie à cette autre ombre au tableau de la photographie : la "discrétion quasi schizophrénique du photographe" et ses efforts fréquents pour faire oublier que l'image est faite par lui6. Comme si le spectateur devait être seul face au réalisme de l'image et profiter de l'analogie sans se soucier de quels codes elle est issue.

L'Ombre ici ne devient rien d'autre que celle de Robert Frank en train de prendre la photographie. Cette marque d'énonciation iconique renvoie elle aussi au choix du cadre car I'auteur s'affirme à l'image et se montre comme seul responsable du découpage dans l'espace, d'une réalité.

Photographies câblées

Les années 80 annoncées par les photographies de Robert Frank reposent sur ces incessantes citations entre les différents supports mass-médiatiques. Le cinéma fait de la photographie (Nostalghia de Tarkowski, ou Boy meets girl de Léo Carrax), la télévision fait du cinéma (Ginger et Fred de Fellini). Parmi ces emprunts, les télégrammes publiés dans la presse montrent la dépendance dans laquelle chaque production d'image se trouve confrontée face à toutes celles qui l'environnent. Il n'est pas étonnant dès lors que la photographie fasse de la télévision, en citant son cadre et son écran tramé.

Dans le quotidien Libération, les télégrammes viennent fréquemment citer un moment fort de la télévision, immobiliser ce que la succession des images télévisées ne nous avait pas permis d'apprécier. L'événement, bien que pris en direct, est différé: il est vu à travers le cadre de la télévision et autorise le lecteur à prendre ses distances. Les photographies de Jean-Claude Coutausse prennent plein cadre l'écran de télévision et son cadre. Le meuble n'est même plus posé dans un espace ; il est reproduit dans son intégralité, hors de son contexte de diffusion (un salon, un studio de télévision, une salle de congrès...). Ces photographies sont littéralement "câblées" : elles attendent, rivées sur l'écran, les bons moments. Elles citent de la télévision. Notre culture est faite de ces échanges. Edgar Morin donne une définition de cette consommation culturelle qui caractérise le spectateur contemporain : "La relation fondamentale entre le produit culturel et ses consommateurs sera à la fois détachée et participante : à la différence du fidèle qui croit à la relation ontologique du récit sacré (...), Ie spectateur sait qu'il est à un spectacle ; toutefois il participera intensément à ce spectacle, et le mystère de la consommation culturelle se trouve dans cette participation "7.

En montrant l'image télévisuelle prise dans l'image photographique, et cela grâce au cadre qui nous signifie cet emprunt, nous savons que nous assistons à un spectacle et nous y participons pour autant avec ferveur: la citation est paradoxalement garante de l'authenticité du document. L'image photographique de presse, en noir et blanc, imprimée sur du papier journal et montrant le cadre de la télévision devient presque plus éloquente que l'image de télévision originale. Les télégrammes de Libération engagent la réflexion sur la modernité photographique. Ce que Jean Baudrillard appelle la "lumière froide" de la télévision est ici réchauffée grâce à la photographie. En aucun cas il ne faut y voir l'allégeance de la photographie (média chaud et à haute définition) à la télévision (média froid en ce sens qu'il hallucine son spectateur)8. Voir apparaître dans l'image de presse le cadre de la télévision ne prédit donc aucunement la fin de la photographie au profit de l'image électromagnétique. Tout au plus peut-on y voir l'expression existentielle angoissée de l'homme face à l'avenir immatériel de ses représentations. Ce faisant, quand la photographie reproduit plein cadre l'image télévisée et son écran, elle redonne toute sa valeur au référent et à la vérité de l'image. On est en effet à nouveau face à une forme de mise en abîme : pris dans ces citations, reconnaissant le cadre de la télévision dans le cadre photographique, nous sommes piégés par ce jeu qui nous fait fatalement oublier la multiplication des hors champ (photographique et télévisuel) et qui accrédite bizarement l'urgence du réel.

Urgence

La télétragédie planétaire, I'assassinat du président Kennedy, en direct sur les écrans du monde, ou la "téléorgie" du 21 juillet 1969 et son milliard de téléspectateurs rivés aux écrans pour assister aux premiers pas de l'homme sur la lune, ont marqué l'une et l'autre l'appartenance d'un certain type d'images à la télévision. Le photojournalisme battu de vitesse par l'image vidéo reprenait le lendemain matin les meilleurs "télégrammes" isolant les instants symboliques (le moment même de la mort, le premier pas).

En regardant les télégrammes de Libération signés Jean-Claude Coutausse, on retrouve cette thématique originelle : I'image politique et l'événement scientifique sont souvent traités par le télégramme. Que ce soit Laurent Fabius, Jacques Chirac ou François Mitterrand face à Mourousi, I'imagerie politique fait fréquemment l'objet de télégrammes. Cette tradition remonte à l'année 1954, date à laquelle l'agence UPI envoyait à ses correspondants l'un des premiers télégrammes câblés, celui du sénateur Mac Carthy parlant à la télévision.

De même, le "space crash" de Challenger du 29 janvier 1986 a été largement illustré par des télégrammes où l'on voit sur l'écran la mention "Live" (en direct) qui signale une actualité brûlante et prise sur le vif.

Merveilleux spectacles que ces morceaux choisis par la photographie dans le déroulement du film télévisuel. Christian Caujolle, directeur de l'agence Vu, explique que le cadre de la télévision est toujours reproduit scrupuleusement, avec ses caractéristiques coins arrondis, pour signer "I'urgence de la chose". La citation du médium (le cadre de l'écran) forme le message essentiel de ces télégrammes. Une seconde raison, plus pragmatique est d'ordre pécuniaire : on peut reproduire gratuitement n'importe quelle image télévisuelle si le cadre est présent (si la citation est affirmée), et si la source de l'image est inscrite. Ainsi, le photojournalisme câblé peut-il attendre sans trop de frais l'instant décisif de l'événement télévisuel. En d'autres termes, le cadre n'est pas seulement une citation de l'urgence : le cadre, c'est de l'argent !

La une de Libération du 20 décembre 1985 résume parfaitement (titres et images compris) ce jeu de citations où le cadre tient une place prédominante. En sur-titre, "Comèteshow" annonce un supplément sur la comète de Halley : I'événement par l'image passe avant tout par l'écran de télévision et la photographie tournera autour de ces images satellites. La manchette rend compte d'une prise d'otages devant les caméras en pleine cour d'assises de Nantes : "Otages à l'image, images en otages". Quant au télégramme, signé Jean-Claude Coutausse-FR3 Nantes, il montre la main d'un preneur d'otages brandissant une grenade vers le cameraman, vers le photographe, et en fin de parcours vers nous-mêmes. Ancré par une titraille importante, ce télégramme nous dit effectivement combien nous sommes les otages de ces images photographiques qui citent la télévision et réduisent en une seule image nourrie par son cadre tout le drame de cet événement. Le cadre de l'écran participe pleinement à ce "télégramme show ". Peu importe sa mauvaise qualité. Le flou et la trame renvoient eux aussi au travail de citation et au cadre de la télévision. Ce télégramme se consomme avant tout grâce à la modernité de son cadre et au format d'écran qu'il prend. Cette rencontre de l'image argentique immobile, et de l'image électromagnétique en perpétuel mouvement cristallise tout le récit en un seul instant et son seul champ.

Le télégramme transforme un problème de perception dans le temps télévisuel par un problème de perception dans l'espace photographique. Le cadre photographique n'est rien d'autre que l'instant de la représentation pris au dépourvu de sa propre durée. Ainsi, la photographie, du fait même de son obsédante égalité temporelle, est de toutes les représentations du réel celle qui affirme avec autant d'enthousiasme la présence de son cadre et la prédominance du hors cadre. C'est pourquoi la photographie peut si facilement prendre un rôle méta-iconique, parler d'elle-même et de toutes les autres images. Les télégrammes ont cette même vocation face à toutes les images mass-médiatiques. Issus d'un accouplement monstrueux (la photographie et la vidéo), ils exagèrent tous les traits caricaturaux de cette double parenté. Le cadre se montre à l'écran et grâce à la photographie il se fait star de télévision. La télévision s'arrête comme essoufflée, et se laisse prendre l'instant d'un cadre.

F. L.

Notes

  1. Jim ALINDER, Picture America, Little Brown and Co, 1982
  2. Jurgen C. ASCHOFF, Bilder gegen Kopfweh, Verlag Concept, Joachim Knips, 1984
  3. François-Xavier BOUCHART, HLM, éd Albatros, 1983
  4. René MAGRITTE, La belle captive, 1931, huile sur toile, Hogarth Galleries, Sydney.
  5. Robert FRANK, The Americans, p. 133, reédité par le Centre National de la Photographie, 1988.
  6. On ne saurait ici se passer de la définition que Jean-Paul Sartre donne du schizophrène : “ Un de ces rêveurs éveillés(...) et dont le propre est, comme on sait, de ne pouvoir s’adapter au réel”.
  7. Edgar MORIN, Culture de masse, Encyclopaedia Universalis, 1981.
  8. MAC LUHAN, Pour comprendre les médias, éd du Seuil, collection Points n° 83, 1978.

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