1998 - 1999 | 1999 - 2000 | 2000 - 2001 | 2001 - 2002 | 2002 - 2003 | 2003 - 2004 | 2004 - 2005

Hyperlumières

Monique Sicard

Je touche au seuil de l'ombre intouchable à la hantise d'une caresse de jadis
entre vie et mort.
 "
Mes spectres, Hugues Labrusse, Espaces algorithmiques Bernard Caillaud

Voir, c'est rendre virtuel

A la fin du XIXe siècle, la découverte du pourpre rétinien dans l'oeil du lapin souleva des espoirs. Capable de se transformer sous l'effet de la lumière puis de se reconstituer lentement, la substance paraissait susceptible de transporter à distance l'image d'une scène observée en un lieu donné. Il suffisait d'en faire circuler une quantité suffisante dans des tuyaux opaques. Le fait, ici raconté comme une anecdote, prête à sourire. Il trahit cependant l'emprise d'une évolution de la technique - voire d'une révolution - et le bouleversement corollaire des relations entre l'homme et le monde. Le désir de " voir mieux ", celui de " voir plus loin ", celui d'accéder à la visibilité du monde entier, constituent certes, des permanences anthropologiques mais ils revêtent des modalités fantasmatiques différentes selon les systèmes techniques qui les révèlent. Le fantasme, ici, naît tant de l'emprise de la photographie et de son évolution industrielle sous le second Empire que des bouleversements urbains qui, à la même époque, transforment les Paris de Balzac en un Paris - celui de Victor Hugo ou de Zola.
L'image empreinte photographique (l'image de lumière) offre alors accès à un réel déjà passé, marqué par la differance dirait Jacques Derrida. Elle donne prise à une triple illusion : celle du voyage dans le temps, celle d'une aventure riche des découvertes effectuées par les hasards achiropoiètes1 du dessin de lumière (la photographie), celle d'une totale maîtrise du monde. Simultanément, les régularisations hausmaniennes conduisent effectivement à transpercer la ville de réseaux et de tuyaux dévolus tant à la circulation humaine qu'à celle des fluides - gaz d'éclairage, eaux propres ou usées -, tout en ménageant des espaces vides (verdoyants). Le caractère constructif, efficace de ces réseaux interconnectés et hiérarchisés, permet de supporter les destructions en cours. La ville bouge très vite. Profondément animée de circulations internes, elle voit en outre ses places et ses rues nouvellement éclairées par les lumières du gaz, reléguer dans l'ombre les faubourgs dominés par les lumières rougeâtres et les mèches fumeuses des anciens réverbères à huile. Sa forme change avec ses lumières.
Voir le monde, ce n'est pas seulement l'observer à la lunette ou au microscope. C'est le tirer à soi, le rendre virtuel, potentiellement actualisable. Là résident les enjeux de la visibilité. L'espoir placé dans la circulation du pourpre de l'oeil, support matériel de la persistance rétinienne, se prolonge quelques années plus tard par l'engouement pour les images-écran du cinématographe nées d'un faisceau de lumière. En 1896, la projection du film du couronnement du Tsar Nicolas II marque la naissance des actualités cinématographiques : la planète entière devient virtuelle.
Les lumières de nos écrans numériques contemporains ne se limitent plus à rendre potentiellement actualisable les événements du monde. Elles rendent virtuelle, cette " autre réalité ", cette hyperréalité, dont les outils numériques facilitent la construction.

Réel-virtuel, une dialectique de l'espoir

La transformation effective de la ville par ses réseaux de distribution et de circulation, l'actualisation du monde par la photographie ou le cinéma, ne relèvent pas de l'utopie. Il ne s'agit pas de proposer en un " non lieu " des réorganisations territoriales porteuses de nouvelles structures sociales, mais bien de créer une dialectique efficace et productive entre réel et virtuel. Les processus d'urbanisation tendent à effacer cet ailleurs qu'à l'inverse les images empreintes réinstallent en virtualisant le monde.
L'histoire de l'image projetée est intimement liée à celle des bouleversements urbains. Le cinéma n'existerait pas sans la ville ; la ville ne serait pas ce qu'elle est sans le cinéma . Aux circulations rêvées de fragments d'oeil au sein de tuyaux, succèdent les transports d'informations par la lumière. Du biologique à l'immatériel : l'évolution technique semble se calquer sur l'histoire scientifique. Il a fallu connaître avec une certaine précision le fonctionnement de l'oeil avant que l'intérêt ne se porte au XIXe siècle sur la nature de la lumière.
Mais ce qu'une société se donne pour réel à une époque donnée n'existerait pas sans le façonnement simultané d'un virtuel par l'offre technologique. En retour, ce virtuel a besoin pour exister d'une description précise de ce qui peut être tenu pour réel. La permanence insistante de la dialectique réel-virtuel, qui imprime et oriente fortement nos biennales artistiques contemporaines nous questionne. Comme s'il convenait de maintenir l'espoir d'un accès au monde entier tout en prouvant, par la matérialité des installations, que cet espoir n'est pas utopique mais bien " réelisable ". Comme s'il convenait de marquer une appartenance à la modernité - celle qui se définit en opposition au passé -, sans rejeter en bloc les valeurs anciennes qui fondent la culture.

Les technologies du visible ou le medium inconnu

Nous passons volontiers sous silence les dispositifs techniques sans lesquels n'existeraient ni le monde réel, ni les possibilités d'une actualisation (le virtuel). Cet " aveuglement au réverbère ", cette ignorance de l'écran, ne sont pas naïfs : la reconnaissance du rôle des technologies du visible dans la pensée contemporaine ne peut qu'envenimer les blessures narcissiques. Comment reconnaître que nous ne fondons classiquement nos jugements que sur ce qui nous est donné à voir ou à entendre, en ignorant délibérément les médiums, les tuyaux qui sélectionnent et façonnent textes ou images ? Comment admettre sans humiliations le rôle tenu par l'ampoule à incandescence, le néon, la turbine, le réacteur, l'écran de l'ordinateur dans le façonnement de l'esprit humain, ou, pire, dans celui de l'âme ? Si une telle reconnaissance avait lieu, il apparaîtrait d'évidence que le visible et ses surfaces sont porteurs d'une richesse singulière qui échappe au langage. La matérialité de l'objet technique, celle des images, celle du corps biologique et de ses peaux, feraient alors rapidement chuter de leur piédestal le logos, le discours, et ce qui, caché au plus profond de l'homme, n'est rendu perceptible que par la parole. Il apparaîtrait que le quoi ? des techniques, agit sur le qui ? des personnes et constitue un véritable enjeu politique.

Entre misonéisme et adulation, une technogénèse humaine

Nous tenons vis-à-vis de la technique des propos souvent passionnés mais contradictoires . Le rejet de la nouveauté (le misonéisme) et la dénonciation des " tuyaux " ont pour revers les fantasmes adulatoires et les discours enfiévrés. La technique serait bonne et ses formes nouvelles, sources de progrès, seraient prometteuses, annonciatrices d'une société meilleure. Ou bien encore, opposée à la nature et à l'homme porteur de culture, elle serait source de tous les maux. L'humanisme qui fait de l'homme la mesure de toute chose et donc du monde, développé au début du XXe siècle avec la fin du paradigme de la nature humaine2, se définit en opposition à la technique dont il fait le procès. Déshumanisante, celle-ci s'opposerait tant à la philosophie qu'à l'art. Les technologies du numérique, les hyperlumières, ont ainsi donné prise à deux types opposés de commentaires.
Pourtant, - ce que montrent les travaux d'André Leroi-Gourhan - la technique est la seconde nature de l'homme. L'homme se fait par ses techniques ; il existe une technogénèse humaine. Loin de constituer une application de la science, de ses théories et de ses discours, le fait technique est souvent précurseur de la science comme des autres systèmes humains. La recherche scientifique ne survient souvent que dans un second temps, tirant parti des propositions de la technique. Elle entre alors en concurrence chronologique avec les pratiques humaines dont la rapidité est surprenante. Les usages en effet vont souvent plus vite que les théories, les conseils des comités d'éthique et les juridictions.
Il peut sembler paradoxal que l'outil qui prolonge le corps comme une prothèse soit une entité bien acceptée tandis que la machine est rejetée classiquement par l'art et la culture. Quoiqu'il en soit, l'artefact est placé par les hiérarchies aristotéliciennes bien en-dessous de la nature, indépendante de l'homme, porteuse de simplicité, de vérité, d'authenticité.
La nature fonctionne comme référence stable mais la technique est source d'une instabilité qui fait peur. Née de l'interaction dynamique du corps mobile de l'homme avec le milieu dans lequel il vit, elle acquiert en retour des caractères marqués de mobilité. Le rejet moral de la technique viendrait du conflit permanent qu'elle entretient avec la stabilité et les données de la nature ; de son insaisissable fluidité s'opposant aux accumulations mémorielles de la culture. La technique apparaît comme une excroissance monstrueuse se situant hors du monde social et culturel tout en préexistant à bien des pratiques et des discours : le malaise est profond. Son caractère programmatique orienterait les actions humaines quand ses instabilités seraient en opposition avec la nature profonde de l'homme.

Des corps sous l'emprise des lumières

Mc Luhan se plaisait à dire que le poisson rouge ne connaît pas H2O : nous ne voyons pas notre milieu de vie. Nous ne le " sentons " que lorsqu'il s'éloigne, s'écorne, s'altère. Ignorer les emprises techniques qui le façonnent accroît malheureusement la tragédie des déstabilisations entre le citoyen et la ville, milieu technique par excellence.
La technique désigna longtemps une activité nécessitant un savoir-faire, une habileté (une tekhnê) et qui, par la maîtrise d'outils permettait d'affaiblir les contraintes imposées par la nature. Cette technique possède une propension à l'universel, à la norme, à la convergence de ses outils, conduisant à une expérience du monde reproductible et de plus en plus facilement transmissible. Ainsi l'utilisation de microscopes ou de longues-vues, de dispositifs d'enregistrement ou de diffusion fabriqués en série a pu constituer autrefois la condition nécessaire d'une réception sensible, communicable et transmissible. Tant que la fabrication des microscopes fut artisanale, tant qu'elle produisit des instruments d'observation en exemplaires uniques, la connaissance du monde microscopique se révéla vaine : le partage du regard ne pouvait avoir lieu.
Au prolongement prothétique simple du corps par le bâton ou la brouette succède une extériorisation nette, une prise d'autonomie de la technique. La naissance de la locomotive à vapeur, la bête humaine, marque une étape dans cet élan d'indépendance : aux instruments se superposent les machines. Parce qu'elle est un " machin " autonome, partie prenante d'un décor avec lequel il convient désormais de composer, la machine à vapeur a pu apparaître comme dominant l'homme, marquant son corps et son esprit3. Cette prise d'autonomie, cet éloignement furent indispensables pour que le corps humain soit pensé selon le modèle de la machine. Marx4 montre comment ce n'est plus l'outil qui prolonge les corps mais les corps qui, asservis aux systèmes techniques, en sont le prolongement. " Dans la fabrique, les ouvriers (...) sont incorporés à un mécanisme mort qui existe indépendamment d'eux. " La machine n'est pas un outil composé, mais une entité entièrement nouvelle bouleversant le monde industriel et social. " Le caractère coopératif du travail y devient (en effet) une nécessité technique dictée par la nature même de son moyen5. "
Les technologies du numérique en réseau, leurs hyperlumières, façonnent nos milieux de vie - et nous façonnent - avec une rapidité, une efficacité et une ampleur nouvelle. Ce qui domine n'est plus l'habileté de l'Homo faber à fabriquer des outils, ni l'aptitude de l'ouvrier à supporter les contraintes - voire l'esclavage - imposés par des machines, mais la capacité à s'emparer d'un milieu nouveau, profondément évolutif. De producteurs, d'ouvriers, nous sommes devenus utilisateurs et consommateurs d'un milieu profondément anthropisé sur lequel, paradoxalement, nous n'aurions plus prise.

Le milieu désigne à l'origine le mitan du lieu, cet entre-deux qui permet les transports et les actions à distance. La lumière, circulant à la vitesse de 300 000 km/s et support d'informations y joue un rôle privilégié. Chez Descartes, le milieu n'existait pas car le seul mode d'action connu alors entre deux corps est le choc. Mais déjà, Newton attribuait à l' " éther lumineux " le rôle d'entre-deux, véhicule d'actions à distance. En ne prenant en compte que le corps sur lequel s'exerce l'action, on en oublia que le milieu est un intermédiaire pour ne plus considérer que son caractère enveloppant6. Pour Newton, le milieu pénètre à l'intérieur des corps, dans l'oeil, les nerfs, les muscles : l'éther lumineux ne lui fut pas seulement utile pour résoudre le problème de l'éclairement, mais aussi pour expliquer le phénomène physiologique de la vision, celui des effets lumineux. C'est donc par l'action d'un milieu, comme le démontre brillamment Georges Canguilhem7, que le lien est assuré entre un fluide défini par ses propriétés physiques et le corps organique. Les lumières façonnent nos corps. A l'inverse, c'est en prenant en compte leurs effets que nous parviendrons à décrire ce milieu au sein duquel nous vivons.
Nous vivons, dit Marc Guillaume8, dans une société de commutation : celle des connexions, substitutions et mutations. L'espace des nombres est lié à celui des textes et des images : les documents sont numérisés, dotés de noeuds, les préparant à la commutation avec d'autres. Ce milieu - constitué par le tissage de tous les hypertextes en un Web mondial - nous est, dans une large mesure, invisible. Sûrement faudra-t-il que son éloignement nous rende nostalgiques pour que nous en décrivions avec discernement les contours. Alors l'espace sera libre pour que soient réorganisés les tissages liant les regards et les technologies dites " nouvelles ".
Les silex taillés des époques préhistoriques obligeaient à certaines positions de la main, du corps, du regard, à certaines tensions intellectuelles ou musculaires. De génération en génération, le couple corps-outil s'est mis en place dans une dynamique de coévolution. Des formes, des assemblages, des outils nouveaux ont conduit à l'invention de gestes, de postures, de rythmes respiratoires, de coordinations sociales inouïs. Ces évolutions directionnelles semblent s'installer comme si elles obéissaient à un " progrès ". Elles sont constituées d'une série d'étapes transmissibles sans possibilité d'un retour en arrière. Les formes de pierre, d'os, de bois ou de métal, les gestes individuels ou collectifs se succèdent dès lors en se " perfectionnant " comme s'ils s'accumulaient simultanément dans les outils et dans les corps. Les systèmes corps-techniques évoluent d'une génération à l'autre, en empruntant à ceux qui les ont précédés ; la transmission n'est pas d'ordre génétique mais culturel. Ce serait une erreur, comme le pense Marcel Mauss dans Les techniques du corps, de ne considérer qu'il y a technique que lorsqu'il y a instrument9.
Une dernière étape fut franchie lorsque nos gestes, pourtant profondément marqués par la technique ne furent plus en relation simple avec l'instrument. Les ordinateurs personnels ont introduit une rupture entre la dynamique de l'inscription et celle du geste, bouleversant les traditionnels repères kinesthésiques et phénoménologiques. Les commutations informatiques qui appellent des zéro ou des un sont invisibles aux doigts qui frappent les touches du clavier. Il n'est guère éloigné, le temps, dont le souvenir déjà nous amuse, où nous nous efforcions, au prix d'efforts insensés, de maintenir la souris de l'ordinateur dans l'espace de la table afin que l'écriture n'échappe plus à l'écran.

La lumière, paradigme du milieu technique

Les modalités de l'éclairage pourraient suffire à décrire la succession de nos milieux techniques tant elles en sont paradigmatiques. La lumière transporte des informations (textes et images) rendant le monde actualisable et connaissable. Mais surtout, en focalisant nos intérêts sur ce qu'elle éclaire, elle participe amplement à la construction du réel. Lorsque évoluent techniquement ses faisceaux, elle déplace ce qu'une société se donne pour réel à une époque donnée. Elle joue ainsi un double rôle, technique et symbolique, s'installant simultanément comme éclairage et éclairement10. En créant des espaces nouveaux, elle façonne nos corps et nos pensées.

La qualité de l'éclairage a profondément évolué en une centaine d'années. Et l'on ne construit pas la même ville, la même représentation de la ville, avec les lampadaires à gaz et nos ampoules jaunes contemporaines à basse pression de sodium. Les technologies de la lumière donnent chaque fois naissance à des foisonnements imaginaires, des interprétations symboliques, des propositions et des projets, des actions spécifiques.
Nos villes ne se succèdent pas, elles se superposent. Nous vivons aujourd'hui tant dans la ville des becs de gaz, que dans celle des lueurs rougeoyantes du charbon de la cheminée du salon, celle de la lampe à pétrole posée sur la table, celle des ampoules nues suspendues au plafond, celles des panneaux lumineux déroulants filtrant à travers les volets, celles de nos écrans d'ordinateur. Nos corps, sous l'emprise de ces lumières, conservent la mémoire sédimentée de tous les corps qui les ont précédés. La disposition et la taille des fenêtres, la forme des pièces de l'appartement ou de la maison, constituent des traces directes ou indirectes des dispositifs successifs d'éclairage et d'éclairement. Les lumières changent, les corps changent dit Pierre Jakez Helias11 : " Le premier soir où (ma mère) manoeuvre le bouton (de l'éclairage électrique), nous arrivons à peine à manger notre soupe tellement il fait clair dans la maison qui paraît beaucoup plus grande, trop grande pour nous qui avons l'habitude de vaquer à nos occupations dans le cercle de la lampe à pétrole. Il faudra que nous apprenions d'autres gestes, que nous mesurions plus largement nos pas. "
Les gestes même de l'éclairage, fondamentalement, ne sont plus les mêmes. Pour Gaston Bachelard : " Un doigt sur le commutateur a suffi pour faire succéder à l'espace noir l'espace tout de suite clair (...). Un même petit déclic dit, de la même voix, ses oui et ses non. Le phénoménologue a ainsi le moyen de nous placer alternativement dans deux mondes, autant dire dans deux consciences. (...) Mais en acceptant la mécanique, le phénoménologue a perdu l'épaisseur phénoménologique de son acte. Entre les deux univers de ténèbres et de lumière, il n'y a qu'un instant de réalité, un instant bergsonien, un instant d'intellectuel12. " Il fallait autrefois, à l'époque du gaz et du pétrole, près de deux heures de travail pour éclairer une grande salle de bal ; il arrive aujourd'hui que les chorégraphes ne conçoivent leurs danses et leurs ballets que pour les lumières de l'écran numérique qui les feront exister. Et les grandes verrières au nord des sculpteurs qui virevoltaient autour de leurs modèles d'argile laissent place aux corps immobiles à la nausée, de " ceux du numérique ", aux volets clos de leurs ateliers. Ecriture, lecture, organisation, communications, sont structurées par ces instants sans gestes dont parle Gaston Bachelard : " En allumant la vieille lampe, on pouvait toujours craindre quelque maladresse, quelque malchance. La mèche d'un soir n'est pas tout à fait la mèche d'hier. Faute d'un besoin, elle va charbonner. Si le verre n'est pas bien droit, la lampe va fumer. " Aujourd'hui, en mettant l'ordinateur en marche, nous ne craignons pas d'avoir accompli le mauvais geste ; mais nous redoutons la panne de nos images, nos textes, nos données, celle du commerce électronique que nous entretenons désormais avec nos concitoyens.

L'espace de l'ampoule ou du néon accueille maladroitement les réseaux numériques et nos corps devenus commutationnels : le décalage est manifeste, parfois créateur de malaise. Si des mobiliers nouveaux surgissent, ni la qualité des fenêtres13 et des éclairages, ni le plan de nos appartements, ni celui de nos villes, n'ont encore intégré les contraintes du télé-travail, du télé-savoir, du télé-commerce, des télé-loisirs. Il y a de la difficulté à lire un texte sur écran dans une pièce éclairée par des fenêtres traditionnelles. Non qu'il faille supprimer les regards portés vers le ciel et ses nuages, mais simplement les repenser dans leur nouvelle direction symbolique.

Les écrans lumineux, facteurs de la technogénèse

Faire venir le monde à soi oblige à mettre en cadre la lumière afin de constituer, comme le dit Divina Frau Meigs14, des pièges à regard. Par un efficace mécanisme de retournement, ce qui est piégé par la lumière n'est plus l'insecte de nuit, mais l'oeil humain. Pour que le monde vienne à lui, il importe que ce dernier soit assigné à une place fixe. Ainsi se met en place une technogénèse de l'homme par les écrans, fruit d'une co-évolution entre l'oeil et les technologies de la lumière. A l'oeil-livre se sont superposés l'oeil-télévision15, puis l'oeil-ordinateur sans que les premiers ne soient jamais totalement effacés. Les écrans lumineux possèdent cette double caractéristique : ils nous attirent de manière quasi biologique comme des mouches. Ils mobilisent nos intérêts intellectuels : tout semble possible. Le monde, métaphoriquement éclairé, est rendu connaissable et actualisable. Pourtant, nous observons ces hyperlumières avec un oeil-ordinateur qui ne s'est jamais totalement débarrassé de l'oeil-livre ni de l'oeil-télévision.
Si la télévision, classiquement, use d'images analogiques et fait venir la réalité à l'oeil du téléspectateur, les hyperlumières du numérique autorisent une nouvelle emprise : celle d'une hyperréalité. Des mondes nouveaux, impossibles mais aux constructions parfaitement logiques sont élaborés : ils ne se superposent ni à l'univers documentaire du cinéma, ni à celui de ses fictions. Les hyperlumières du numérique fragmentées, pixellisées, discrètes, sont rendues modulables à l'extrême.
Cette manipulation est paradoxale, fruit d'un programme complexe qui anticipe, conditionne et dépasse, elle semble en revanche être mise à la portée de tous par la convivialité des interfaces, l'interactivité, l'utilisation du clavier ou de la souris. Le programme - ce qui est écrit à l'avance -, n'est plus contradictoire avec la navigation - qui permet le gouvernement par l'utilisation d'un gouvernail - . Cette dernière assemble et désassemble les informations, s'adaptant sans cesse aux caractères changeants de la mer et des vents. Ces liaisons fines entre programme et navigation confèrent au navigant ce sentiment particulier de décollage, d'affranchissement des obstacles de la réalité si caractéristique des hyperlumières. A l'écran, aucune apparence ne permet de distinguer la représentation de la réalité, d'un virtuel actualisé ou d'une hyperréalité. Entre la réalité et le faux, les repères se brouillent. Le modèle scientifique du déferlement de la houle mis en image ne se distingue plus d'une " simple " image de synthèse. L'art peut se sentir directement concurrencé par la science dont les productions reposent " de plus " sur un immense savoir collectif.
L'écran n'existe que par la lumière ; il permet à l'image d'affirmer fortement son existence et, par la reconnaissance de son caractère d'énonciation, de gagner les sommets occupés jusque là par le discours. Un nouvel oeil prend naissance qui réagit aux icônes, aux images, aux objets plus qu'aux textes et aux mots : il est l'oeil de la démocratie, mais aussi celui, libertaire, de possibles transgressions du réel.
L'ordinateur est une ville dans la ville, une architecture de lumière aux noeuds occupées par des commutateurs. A l'instar des marchandises des passages couverts décrits par Walter Benjamin16, eux aussi villes dans la ville, il s'expose et s'éclaire lui-même tout en facilitant l'accès aux réalités du monde. Nous serions obligés, sinon de nous adapter à ce que cette ville impose, du moins tenus de composer avec ce qu'elle propose.

La cité du temps immédiat

La ville électrique, en rupture avec la ville du gaz, fut au début du XXe siècle celle des buildings et des ascenseurs, des cafés ouverts le soir, des bals, des fêtes nocturnes et des nuits redécouvertes de Brassaï. Les lumières de la ville électronique sont celles, bleuâtres et vibrantes, des postes de télévision, celles des " transparences glauques d'aquarium, des lueurs froides17 " des cabines téléphoniques et des boîtes à chaussures des centres commerciaux. Celles des lumières irradiantes de James Turrell ; celles, palpitantes, de Yann Kersalé. Celles de Jean-Philippe Poirée-Ville, contrastées et variantes comme les façades-écrans de medias-buildings publicitaires. Elles sont aussi l'or des rues des plans lumière urbains, leurs ponts de néons jetés de part et d'autres des grands fleuves et leurs antisymétriques villes de jour - villes de nuit. Les monuments et bâtiments respirent en signes publics d'une physiologie intime. La ville s'écrit au rythme de ses lumières et son corps fou entraîne dans sa course le corps des mortels. Le corps électronique est animé de gestes nouveaux : il tapote dans la rue le clavier d'un guichet bancaire électronique, court avec les enfants derrière tout ce qui, de près ou de loin, brille et scintille. Le dimanche, libéré de son immobilité de " computer man ", il fait à petites foulées consciencieuses trois fois le tour du parc.

Les rythmes désynchronisés traversent la cité commutationnelle du temps immédiat, celle du " ce que je veux ", " tout de suite ", " quand je veux ", " où je veux ". L'espace, virtuellement disponible, n'est plus la donnée la plus rare : il a laissé au temps cette place de dernier. La ville du temps électronique, pourtant, n'a pas éliminé les villes précédentes ; ses sédiments se sont déposés sur des gisements anciens, structurés et solides. Les horaires des services publics hérités de l'ancienne ville électrique, contrastent avec les temps flexibles de la cité électronique. Certaines municipalités installent dans leur " ville" dont la définition est pourtant spatiale, des agences ou des bureaux des temps. Depuis longtemps, la mesure du déplacement des corps urbains n'a plus pour unité l'hectomètre ou le kilomètre, encore moins le kilomètre par heure, mais la minute, la demi-heure, l'heure, unités de mesure d'un temps passé, dépensé, prévisible à la minute près : un métro, un tramway, un autobus ou un taxi, conduiront théoriquement les voyageurs à bon port, sans aléas, dans les temps impartis, précisément quantifiables.
La politique du temps prend la place des préoccupations territoriales. Le réel cède des espaces au virtuel car ce dernier n'est pas immatériel : il a ses écrans, ses câbles, ses antennes, ses satellites, ses paraboles, ses lieux de recherche, de fabrication, de promotion, de vente et de distribution, ses personnels, ses usagers...
A l'instar des nouveaux hôpitaux japonais, la ville commutationnelle idéale - ville numérique, non plus seulement électronique - serait construite autour d'un centre d'imagerie. Prenant en compte, avant celle des personnes, la circulation des images et des textes, leur actualisation, elle offrirait à chaque instant les possibilités de connexions et de cheminements virtuels dans des espaces aux dimensions multiples. En bref, en se posant en métonymie du Web mondial, elle entérinerait le devenir " écran " de nos sociétés et le devenir " télé " de nos expériences du monde. L'espace alors donnerait naissance non seulement à de nouveaux corps mais aussi de nouvelles productions symboliques, textes et images.
Ainsi s'exprime les bipolarités : l'intense mobilité (le corps se déplace à grande vitesse, avec souplesse, en tous lieux) et son corollaire, l'extrême immobilité (le corps se fige devant l'écran). Se déplacer ou faire venir à soi sont deux facettes d'un même cyberespace. D'un côté l'espace se territorialise. D'un autre, le monde se virtualise : il devient connaissable, susceptible d'être tiré, tout entier, jusqu'à nous.

De nouvelles cartographies prennent logiquement naissance. Les cartes de cyberespaces à n dimensions bouleversent les règles traditionnelles de la " mise en plan " ; les cartes des temps confèrent à la ville, au pays, des formes d'étranges astéries ; et les nouvelles cartographies satellitaires (GPS ou Global Position System) recalculent en permanence les itinéraires en fonction de la position de l'observateur. Performatives, elles entraînent déjà de nouveaux usages, de nouvelles relations au territoire et à l'espace, de nouvelles idées.

L'oeuvre d'art sous les hyperlumières

Quand le milieu change, l'oeuvre change18. Ses modes de fabrication, sa structure et sa forme, ses interactions avec les publics, son devenir potentiel... et donc sa signification, se modifient. Car le milieu n'enveloppe pas l'oeuvre. Il est en son coeur, la pénètre. Elle ne s'élabore jamais que dans une coadaptation. Qu'elle utilise ou non les outils numériques, elle est aujourd'hui l'empreinte - directe ou indirecte - de nos hyperlumières, irriguée par leur réseau comme l'oeil de Newton le fut par l'éther lumineux.

L'oeuvre, désormais s'offre en reflet d'un monde à double face devenu tant réel que virtuel, marqué par une instabilité technique. Elle devient " expérimentale ", work in process, au risque de l'inachèvement. Les artistes usent volontiers du concept d' " expérimentation ", préféré à celui d'expérience. Car si l'expérience est parfois sensible, l'expérimentation, elle, est toujours rigoureuse et scientifique. Le mot fut employé par Claude Bernard dans ses Principes de médecine expérimentale. Expérimenter, pour Claude Bernard, c'est s'opposer tant à l'observation et à l'empirisme qu'à l'obéissance aveugle aux vieilles théories ; c'est créer les conditions de l'expérience scientifique, façonner le milieu intérieur de telle manière que la réaction qui s'y déroule puisse fournir des réponses claires et certaines aux questions posées.
L'expérimentation, en réalité, est autant mentale que physique. L'artiste contemporain, à l'instar du scientifique, travaille de plus en plus dans l'hypothèse et l'attente imaginée ou vécue des conséquences. Chaque étape d'une chaîne expérimentale est, pour l'artiste, un caillou semé sur le chemin des biographies.
L'usage du numérique, du " calcul ", conduit l'art à déplacer ses terrains de légitimation : le champ scientifique s'offre pour lui comme un espace de liberté. La signification de l'oeuvre évolue : l'attention portée au frémissement du grain de la peau laisse place à une poiétique de la chose. Le corps cède le pas à l'enquête.
L'ordinateur est un marieur. L'usage des mêmes écrans mène l'artiste à côtoyer de plain-pied ses concitoyens. Le réseau, ses commutations, son caractère interactif, achèvent la démolition des pyramides hiérarchiques. L'oeuvre, dès lors, n'est plus cet objet que l'on admire à distance : elle devient englobante et architecturée. Lumineuse et structurée. Au risque d'un affaiblissement des liens avec l'histoire de l'art traditionnelle, elle abandonne sa position de surplomb. En gérant le virtuel, elle intègre des savoirs sur ce monde qu'elle tire à elle comme un drap. Ses liens avec la science et l'accroissement des connaissances s'en trouvent renforcés.
L'artiste n'est plus celui qui règne sur le monde mais l'un de ceux qui participent à sa construction.
Les dynamiques aléatoires proposées par l'outil numérique confèrent à la surprise, à l'aventure, à l'inattendu une valeur nouvelle, prenant la place de la prospective, chère à Gaston Berger. Le surgissement et le mouvement conquièrent une place nouvelle. Le présent ne se construit plus en référence à un avenir dont il faut à l'avance décrire les contours : il s'invente à chaque instant, oblige à des réactions vives, à l'adaptation à un milieu déterministe mais imprévisible et chaotique, à l'établissement incessant de nouvelles commutations. L'oeuvre d'art, en mettant en oeuvre les jeux du hasard, porte au visible son poids dans nos expériences contemporaines contrastées avec les choses, les gens ou les images. A ses fonctions d'exercice et de mobilisation de la sensibilité, à celles de pratique pédagogique, elle associe les stimulations intellectuelles, sans se vouloir pour autant conceptuelle. Ne pouvant plus se limiter à " n'être qu'une " création personnelle qui placerait l'artiste dans un splendide isolement, elle se fait témoin, enregistreur des bouleversements du milieu. Sans transcendance, sans référence supérieure, elle se concrétise simultanément dans une rigueur toute scientifique et dans la contingence : les rencontres non nécessaires avec les matériaux19, les formes, les espaces, les opportunités de l'exposition guident en partie le travail.

L'oeuvre cependant révèle, annonce, s'aventure plus loin dans l'analyse du changement. En ne se constituant plus en objet inaccessible, intouchable, référant à d'autres " ailleurs " surplombants, en rompant avec l'histoire de l'art traditionnelle, ne rejetant plus la technique et ses instabilités, elle prend des risques. N'existant plus hors du champ de sa perception et de sa réception, elle se transforme profondément. Et puisqu'elle n'est plus un " extérieur " : il s'agit désormais de la comprendre " de l'intérieur ".

Le labyrinthe comme métaphore de l'oeuvre

Les artistes qui exposent à l'espace Electra - Bernard Caillaud, Jean-Philippe Poiré-Ville et Patrick Blanc, Serge Salat et Françoise Labbé - prennent le risque de poser les questions : " qu'est-ce qui nous arrive ? ", " que sommes-nous devenus ? " Sans jubilations absolues, sans dénigrements excessifs, ils s'emparent tous les cinq d'un univers qui n'existe que par les hyperlumières contemporaines. Que leurs oeuvres fassent ou non de la machine ordinateur l'enjeu d'une expérience esthétique, elles sont profondément marquées par l'emprise numérique. Toutes nous questionnent sur la liberté dont nous privent ou nous enrichissent les réseaux. Ne pas éluder, mais rendre accessible, témoigner par l'objet et ses lumières plus que par le texte : là réside l'une des spécificités de ces hyperluministes. Les engagements esthétiques et moraux des avant-gardistes qui visaient à la construction d'un monde meilleur, laissent place ici à la maîtrise de savoirs de haut niveau, la transmission de points de vue, de regards, d'interprétations, de prises de position. L'engagement n'a pas pour autant disparu. Ce sont leur personne seule et leur vie même, sans supports utopiques, que les artistes contemporains mettent en jeu. L'irruption des technologies contemporaines dans l'art, ouvre les voies d'une nouvelle gravité.
Dans la fiction Ahen Hakam el Bokhari de Borgès, deux personnages dialoguent. A Unwin qui annonce avoir envie de penser à quelque chose de sensé, Dunraven propose la théorie des ensembles ou la 4ème dimension de l'espace. Mais Unwin répond : " Non, j'ai pensé au labyrinthe de Crête (...). ". Les oeuvres exposées à l'Espace Electra jouent avec l'espace et ses dimensions. Bernard Caillaud retrouve la dimension temporelle après avoir épuré ses oeuvres jusqu'à la seule couleur... Serge Salat et Françoise Labbé usent des décalages temporels, des miroirs et de la quatrième dimension (ou l'inversion des symétries), des fractales et de leurs dimensions décimales. Pourtant, il ne s'agit là que de références discursives internes au champ scientifique. L'efficacité symbolique de la structure labyrinthique de leurs oeuvres pourrait être supérieure. Figure géométrique presque populaire, abondamment référencée dans les oeuvres de littérature, le labyrinthe apparaît, plus " sensé " que les connotations empruntées à la physique ou la mathématique. Il éclaire cette part commune aux outils numériques, aux jeux d'arcane, aux oeuvres des hyperluministes, à la ville.
Etymologiquement, le labyrinthe est à l'origine, un bâtiment dont il est difficile de trouver la sortie ; il devient plus tard un espace sans extérieur, quasi totalement dévolu à la circulation. Les chambres (lieux de repos et lieux de mort) sont rares, occupent des surfaces réduites. Le labyrinthe n'est jamais que son propre référent, fractalisé, mis en abyme, interdisant le regard synoptique et panoptique. La partie semblable au tout renvoie l'homme à sa liberté d'individu tragiquement solitaire : il n'y a pas de place pour un collectif d'envergure dans les couloirs du labyrinthe. Aux prises avec une telle structure, l'individu n'a que deux possibilités : mourir, comme Ahen Hakam el Bokhari, s'échapper par la ruse et le métissage des matériaux, comme Icare et Dédale.

Du déterminisme spatial aux causalités temporelles

En articulant l'espace et le temps, le labyrinthe soulève la question de la causalité. La succession des dichotomies lui confère une structure arborescente.
Or, l'arbre ne rend qu'imparfaitement compte de la genèse d'un événement. Deux chemins peuvent converger et un même événement relever de causes multiples. Il conviendrait alors de substituer aux arbres de l'évolution qui placent classiquement le tronc à l'origine des chronologies, des arbres inversés, dont les branches sont chronologiquement en amont du tronc. Chaque événement serait le fruit de la convergence de lignées multiples parcourues à des vitesses différentes. Le temps, alors, ne serait pas absolu. Et comme l'un des personnages de Borgès, nous pourrions croire à des séries infinies du temps, " à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. A une trame de temps qui s'approchent, bifurquent, se coupent, vous ignorent pendant des siècles, à un réseau embrassant toutes les possibilités. Dans la majorité de ces temps, nous n'existons pas ; dans quelques uns, vous existez et moi pas ; dans d'autres, moi, et pas vous ; dans d'autres, tous les deux20. "

Il serait en effet erroné de penser que le modèle de l'évolution technique est une arborescence de type darwinien. Le milieu technique, ce lieu des lumières, n'impose pas : il propose. Ses facteurs limitants ne sont pas suffisants : si l'un d'entre eux fait défaut, l'événement technique n'a pas lieu mais la présence de l'un d'entre eux ne suffit pas pour que l'événement ait lieu. La raison du plus fort, celle du " mieux adapté " appelle dès lors de remarquables nuances fort bien illustrées par les murs végétaux de Patrick Blanc. Le milieu propice au développement d'une espèce végétale tropicale n'est pas celui où elle rencontre les conditions de lumière, de température, d'humidité... les plus favorables à sa croissance, mais celui, peut-être instable, où elle se sera implantée et aura réussi la première grâce à ses caractères singuliers.
Il en est de même pour les techniques. Loin des schémas linéaires conduisant à l'amélioration des performances d'un outil ou d'une machine sous l'emprise d'une " essence " de la technique, nous proposons des arborescences parcourues de l'extrémité des branches en direction des racines, selon des vitesses différentes et donnant lieu de temps à autres à la cristallisation d'un événement matériel par la rencontre de lignées causales multiples. Un tel schéma, encore bidimensionnel, s'enrichit du concept de rhizome proposé par Félix Guattari et Gilles Deleuze. Ce terme de botanique qui désigne une tige souterraine, est bien mal adapté à l'image d'inextricable chevelu racinaire auquel il est censé renvoyer. Le rhizome deleuzien, cependant, fournit un modèle explicatif imagé à la genèse d'un événement imprévisible. Le système se veut non hiérarchique, acentré, à causalités multiples. La communication s'effectue entre des individus quelconques interchangeables, définis par un état à un moment donné : ni les tiges, ni les réseaux ne préexistent. Le système est fondamentalement non hiérarchique : les individus sont doués d'instabilité et se définissent par un état à un moment donné.
L'utilisation par Bernard Caillaud d'automates cellulaires pour la genèse de ses images numériques met en pratique ces fonctionnements rhizomiaux. Les caractères de chaque pixel de l'écran sont déterminés par l'évolution d'un ensemble de pixels voisins. Le statut de chacun dépend de celui de tous. Ce modèle présente deux avantages. Il abandonne l'individuel au profit du collectif. Il insiste sur les caractères communs à l'évolution biologique et l'évolution technique. Plus généralement, l'irruption de l'ordinateur dans l'oeuvre du plasticien est directement responsable de l'intérêt qu'il a porté à la dimension temporelle.
Au-delà et peut-être déjà dans une ère post-numérique, pour Serge Salat et Françoise Labbé, il s'agit bien, par l'entrée dans un espace aux dimensions multiples, " d'échapper enfin à l'emprise du temps ".

L'oeuvre qui réfléchit

" Qu'il s'agisse des villes momifiées de l'Ancien Monde ou des cités foetales du Nouveau, c'est à la vie urbaine que nous sommes habitués à associer nos valeurs les plus hautes sur le plan matériel et spirituel " affirme Claude Lévi Strauss. La ville " représente la forme la plus complexe et la plus raffinée de la civilisation21 ". Sur la haute marche de l'échelle des valeurs, elle est rejointe par l'oeuvre d'art. Véritables machines de vision, l'une et l'autre portent au visible notre condition humaine. L'une et l'autre génèrent des tensions, croisent les imaginaires et les forces techniques, matérialisent les idées : jouent de la dialectique entre réel et virtuel. Toutes deux espaces créés par les lumières artificielles, lieux de commerce maximal entre les hommes, terrains d'échanges des idées.

L'hyperoeuvre (mettant en scène les hyperlumières) se fait métonymie de la ville et des réseaux mondialisés : comme eux, elle articule la matérialité et l'idée, la fabrique et le symbole, la technique et la culture, l'espace et le temps. Ses labyrinthes ne sont pas seulement spatiaux et matériels, mais cognitifs et temporels. L'oeuvre de Bernard Caillaud est toute de couloirs de circulation, d'embranchements, de programmes et de surgissements aléatoires. La part de la machine (le milieu technique) dans la genèse de l'oeuvre, n'est pas rejetée mais généreusement revendiquée.
Les dynamiques aléatoires sont bien présentes aux fondements de l'oeuvre Photo-synthèse de Jean-Philippe Poirée-Ville, portant au visible le caractère temporel de ces labyrinthes. Les doublons réel-virtuel (espèce végétale réelle, organisme coloré virtuel) surgissent là de hasards programmés. Les projections aléatoires d'une lumière issue des écrans géants des médias-buildings contemporains sur les opacités et transparences végétales de Patrick Blanc conduisent à la perte des repères traditionnels. Nos corps se transforment sous l'emprise de nouvelles cartographies intérieures, interactives, façonnées en outre par les musiques de Daniel Augusto d'Adamo : le crissement des graviers sous les pas déplace l'intensité et la localisation des sons. Cependant architecturées, empreintes de préoccupations spatiales, les échanges colorés et sonores de Jean-Philippe Poirée-Ville réfèrent directement aux propositions de Paul Virilio et de Claude Parent visant à rendre habitables les couloirs de la ville, ces " non lieux " dévolus à la communication et à la circulation.
Enfin, le cube labyrinthique de Serge Salat et Françoise Labbé, également fruit d'une architecture, se construit autour de quatre petites chambres univers (les minioeuvres). En privilégiant la fuite des repères spatiaux, il fait basculer l'individu dans l'infini du temps. L'ordre du cube s'efface au profit du chaos des réalités. Englobante, tout en miroirs, l'oeuvre ne gère pas la sauvegarde par l'élévation rusée au-dessus du labyrinthe mais la perte. De l'histoire d'Icare, elle a retenu et mêlé deux chapitres ; celui de l'errance incertaine, celui de la chute sans fin.
Les labyrinthes des oeuvres et des villes s'enracinent dans ceux des villes balzaciennes22. Dans Le Père Goriot, Rastignac observe la ville labyrinthique depuis le cimetière du Père Lachaise. Lorsqu'il " vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine où commençaient à briller les lumières. (...) il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel et dit ces mots grandioses : " A nous deux maintenant ! " Les cheminements des hyperluministes s'effectuent désormais dans des espaces à n dimensions associant étroitement les labyrinthes physiques et cognitifs23. L'oeuvre égare ses publics : par le jeu des commutations aléatoire,  sa forme, ses cartographies, ne cessent de se modifier en fonction de leur position. En retour, elle fait évoluer la ville : en en produisant un modèle, elle la rend compréhensible, renforce son statut d'objet symbolique. Le mot " modèle " est entendu ici dans son acception scientifique : la fabrication même de ce double simple permet de comprendre le fonctionnement d'inextricables réalités urbaines.

L'oeuvre, cependant, s'aventure au-delà du modèle. Elle propose, annonce l'hyperville, anticipe, éloigne ce milieu que nous ne pouvons voir lorsqu'il nous est trop proche. L'oeuvre d'art et ses miroirs nous renvoient notre propre image, celle de nos corps allégés des sédimentations anciennes qui alourdissent la ville réelle. Comme le roi et la reine des Ménines de Vélasquez, nous sommes en représentation au coeur de l'oeuvre ; au double sens du mot, simultanément représentés (figurés) et représentants.
Les oeuvres des hyperluministes réfléchissent.

Notes

  1. " qui ne sont pas le fruit de la main de l'homme "
  2. Morin E., Le paradigme perdu : la nature humaine, Le Seuil, Paris, 1973
  3. Voir Canguilhem G., Machine et organisme, in La connaissance de la vie, Vrin, Paris, 1965
    Sur les relations entre le corps et la technique, voir la synthèse écrite par R. Dumas in Le corps, Ellipses, Paris, 1992
  4. Marx K., Le Capital, Livre I, chapitres XIV et XV
  5. Marx K., Le Capital, Op. cité
  6. Voir Canguilhem G., Op. cité
  7. Canguilhem G., Op. cité
  8. Guillaume M., Pourquoi des médiologues ? Cahiers de médiologie n°6, Gallimard, Paris, second semestre 1998 
  9. Dumas R., Op. cité
  10. Voir Lux, des lumières aux lumières, Cahiers de médiologie n°10, Gallimard-Enssib, Paris, 2000
  11. Jakez Helias P., Le cheval d'orgueil, Terre Humaine poche, Plon, 1ère édition, 1975
  12. Bachelard G., La flamme d'une chandelle, 1961
  13. Voir cependant à ce sujet les travaux de Marc Fontoynont, CNRS-ENTPE  69120 Vaulx-en-Velin
  14. Frau-Meigs D., Technologies de la fascination, in Lux, des Lumières aux lumières, Cahiers de médiologie, Gallimard, Paris, 2000
  15. Frau-Meigs, Op. cité
  16. Benjamin W., Ecrits français, NRF, Gallimard, Paris, 1991
  17. Debray R., Texte accompagnant l'oeuvre Derrière la vitre du plasticien Ernest Pignon Ernest
  18. Voir Hillaire N., L'art aux frontières, Habilitation à diriger des recherches soutenue le 6 janvier 2001 à l'Université de Paris VIII, inédit
  19. Hillaire N., Op. cité
  20. Borgès, Le jardin aux sentiers qui bifurquent, Oeuvres complètes, La Pléiade, pp. 499 - 508 Gallimard, Paris, 1993
  21. Voir Dumas R., La ville, Ellipses, Paris, 1996
  22. Voir Catellin S., Le labyrinthe dans la littérature et la fiction multimédia, Thèse soutenue à L'Université Paris X-Nanterre, inédit, Janvier 2000
  23. Sobieszczanski M., Entretien avec Bernard Caillaud, in Les artistes et la perception, L'Harmattan, Paris, 2000

Retour au programme 2001 - 2002


Retour à : Page d'accueil du séminaire
Page d'accueil de l'année : 1998 - 1999, 1999 - 2000, 2000 - 2001, 2001 - 2002, 2002 - 2003, 2003 - 2004 2004 - 2005
Présentation de l'année : 1998 - 1999, 1999 - 2000, 2000 - 2001, 2001 - 2002, 2002 - 2003, 2003 - 2004 2004 - 2005
Programme de l'année : 1998 - 1999, 1999 - 2000, 2000 - 2001, 2001 - 2002, 2002 - 2003, 2003 - 2004 2004 - 2005

© Copyright P. M. 1998 - 2005, tous droits réservés

Page mise à jour le Dim 24 fév 2002